Le statut du micro ou auto-entrepreneur fête cette année ses dix ans. Or, en seulement dix ans, le paysage du travail a considérablement changé. Pour la génération des baby-boomers, la vie professionnelle semblait bien cadrée : un travail salarié, souvent en CDI, la majeure partie de sa carrière dans la même entreprise, et à la fin, la retraite ! L’entrepreneuriat était l’affaire de quelques professions bien ciblées (artisans, commerçants, professions libérales médicales ou juridiques), ou de quelques aventuriers audacieux.
En ce début de 21e siècle, en revanche, nous nous trouvons face à un kaléidoscope de modes de travail, multiple et mouvant. Aux côtés du salariat traditionnel se sont en effet développées diverses formes de travail indépendant : micro-entrepreneuriat, freelance, pige, portage salarial, polyactivité, start-up… Ces nouvelles formes de travail, en particulier la microentreprise, répondent à un changement de fond dans notre rapport au travail et nos attentes. Elles ont aussi contribué à changer les pratiques au sein des entreprises traditionnelles. Mais s’agit-il d’une simple mode, ou d’une évolution durable ?
Le travail indépendant, un modèle qui explose depuis dix ans
La France compterait en 2019 environ 3 millions de travailleurs non-salariés, soit 12 % de sa population active. Cette proportion nous semble élevée, mais en réalité, elle est deux fois moindre que dans les années 1970. En cause : la nette diminution des petites exploitations agricoles et la reconfiguration du commerce au profit des grandes enseignes. Mais les indépendants reprennent du poil de la bête depuis les années 2000 : leur nombre a augmenté de 25 % depuis 2003, soit 10 fois plus vite que celui des salariés.
Un nouvel essor des indépendants largement tiré par les micro-entrepreneurs…
Ils ne sont pas moins de 1,4 million en France, et leur croissance s’accélère : +15 % en 2018, contre +8,3 % par an en moyenne depuis 2011. Les microentreprises boostent aussi les nouvelles immatriculations d’entreprises, dont elles représentent 44 %. Entre 300 000 et 400 000 personnes lancent leur microentreprise chaque année.
Le régime créé en 2009 par Hervé Novelli, en pleine crise économique, a rencontré un franc succès dès les origines. Il a avant tout séduit par sa relative simplicité :
- les autoentrepreneurs (désormais micro-entrepreneurs) peuvent créer leur structure en ligne, en seulement quelques clics ;
- la déclaration de chiffre d’affaires est, elle aussi, simplifiée et numérisée ;
- ils bénéficient d’avantages fiscaux (exonération de TVA) ;
- ils ne prennent aucun risque sur leur patrimoine propre.
… mais aussi porté par des éléments conjoncturels
Initialement, le micro-entrepreneuriat a beaucoup été adopté par des personnes y voyant un moyen de sortir du chômage. Tel était du reste l’un de ses objectifs. Ainsi, l’ACCRE (aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs d’entreprise) les visait directement. En 2015, 5,4 % des chômeurs créaient ainsi leur microentreprise.
Ce succès s’est encore accentué par le renforcement de la législation sur la propriété intellectuelle, le rehaussement des plafonds de chiffre d’affaires (70 000 €/an pour les prestations de service et 170 000 € pour la vente de marchandises) et divers dispositifs publics encourageant l’entrepreneuriat (subventions des collectivités locales, incubateurs, création du statut d’étudiant-entrepreneur, etc.).
Enfin, l’économie et la société ont connu des changements de fond.
Les entreprises ont, à cette époque, accentué leurs stratégies d’externalisation, recourant davantage à des prestataires ou freelances. Parallèlement, les évolutions considérables des nouvelles technologies ont rapidement accéléré la tertiarisation de l’économie. Elles ont surtout permis l’émergence de la gig economy (ou économie « à la tâche ») et de l’économie du partage, par la constitution de plateformes utilisables directement par les consommateurs et les fournisseurs de service. À partir de 2016, c’est principalement ce nouveau secteur qui a donné un nouveau souffle à la microentreprise, en perte de vitesse en 2014-2015. Cette tendance se poursuit aujourd’hui.
L’entrepreneur, nouvelle figure de notre panthéon moderne
Au plan social, force est de constater que la figure de l’entrepreneur fait désormais partie de notre panthéon moderne, comme à d’autres époques les grands sportifs, les têtes couronnées ou les acteurs hollywoodiens. Steve Jobs, Bill Gates, Jeff Bezos, Mark Zuckerberg, Elon Musk, Jack Ma – autant d’entrepreneurs dont le nom et le visage sont désormais très bien connus du grand public, ce qui n’était pas nécessairement le cas dans les décennies précédentes.
L’entrepreneuriat ne fait plus peur. 63 % des salariés ne se projettent pas uniquement comme tels dans leur avenir professionnel, et 28 % envisagent de créer leur entreprise. Cette tendance s’avère d’ailleurs générale à l’Europe : ce désir d’entreprise est exprimé à 31 % en Allemagne, 51 % au Royaume-Uni, 55 % en Espagne et même 62 % en Pologne.
Les micro-entrepreneurs constituent la catégorie la plus nombreuse de ces nouveaux types de travailleurs indépendants. Plus structurés juridiquement que les freelances, ils disposent de données statistiques sur dix ans. Nous nous concentrerons donc sur eux.
Un (difficile) portrait-robot des micro-entrepreneurs
Âge et sexe
Contrairement à l’idée reçue, les micro-entrepreneurs ne sont pas nécessairement des « petits jeunes » : seuls 19 % ont moins de 30 ans, et 12 % ont plus de 60 ans. Les femmes représentent 40 % des micro-entrepreneurs. C’est certes moins que leur proportion dans la population active (50 %), mais sensiblement plus que leur part dans l’entrepreneuriat classique (30 % des créateurs et dirigeants de sociétés).
Géographie
L’Île-de-France concentre 35 % des microentreprises créées, suivie d’Auvergne Rhône-Alpes (10 %) et PACA (10 %). La microentreprise reste majoritairement urbaine.
Secteurs d’activité
Les secteurs les plus représentés parmi les micro-entrepreneurs sont :
- la construction
- le nettoyage
- les arts et spectacles
- le conseil
- l’industrie
- le transport
Ce dernier secteur (transport) se trouve boosté par les plateformes de livraison : en 2018, les créations de microentreprises y ont crû de 80 % ! Mais parallèlement, les revenus, déjà faibles, y diminuent.
Chiffre d’affaires et viabilité
Car tel est bien le revers de la médaille : l’argent…
En 2018, le chiffre d’affaires moyen des micro-entrepreneurs était de 11 300 €/an. Un chiffre faible, et pourtant en augmentation de 10 % par rapport à l’année précédente. Cette moyenne dissimule des écarts importants selon les secteurs : les revenus sont très faibles dans les transports, mais plus élevés dans l’informatique, les activités financières ou l’immobilier.
Il faut surtout tenir compte du fait que 61 % des micro-entrepreneurs ne déclarent aucun chiffre d’affaires, et que, pour beaucoup, il ne s’agit que d’une activité annexe. Les chiffres sont similaires s’agissant de la viabilité de ces structures : 53 % sont encore actives après 1 an, et 23 % seulement après 5 ans.
Signe d’échec ? Pas toujours : parfois, la microentreprise a tout simplement rempli son rôle initial (retour sur le marché de l’emploi traditionnel ou lancement d’une société de plus grande envergure) et n’a plus de raison d’être.
Objectifs
En effet, les microentreprises sont tout aussi diverses dans leurs objectifs. On l’a vu, leur but initial était notamment de permettre à des chômeurs de reprendre une activité, même partielle. Ce dispositif visait aussi à démythifier l’entrepreneuriat, à le rendre plus simple et accessible. De fait, pour beaucoup, la microentreprise ne constitue qu’une première étape dans un parcours de plus longue haleine.
Près de 40 % des micro-entrepreneurs restent, parallèlement, salariés. Pour eux, ce dispositif permet de réaliser un projet personnel, sans pour autant abandonner la sécurité d’un emploi salarié. D’autres sont des retraités, qui gardent ainsi un contact avec leur ancienne activité, à leur propre rythme. Ou qui souhaitent, tout simplement, compléter une pension qu’ils jugent trop faible. Il en va de même pour les étudiants, qui y trouvent une source de revenus.
Certains sont même d’anciens travailleurs indépendants « classiques » : 9,2 % avaient opté pour ce régime en 2018, le jugeant plus simple et avantageux. Certains deviennent micro-entrepreneurs par choix, d’autres par nécessité.
Difficile donc de tracer un véritable portrait-robot du micro-entrepreneur en 2019. À la lecture de toutes ces données toutefois, commence à se dessiner une image en creux : celle d’un statut plein de promesses, qui attire un large public, mais difficile et qui ne rencontre pas toujours le succès. Malgré tout, il continue de séduire. Comment expliquer ce paradoxe ?
Un salariat traditionnel bousculé par son époque
Le modèle du salariat reste fort, mais s’est recomposé
Pour les générations d’avant la crise, le salariat (en CDI) constituait la norme – même si le travail indépendant était également très développé, notamment dans l’agriculture, l’artisanat et le commerce.
Pour les générations suivantes, le salariat est resté une référence, un objectif, un Graal, même s’il fallait parfois plusieurs années de contrats temporaires avant de finalement signer le précieux sésame : le CDI ! Un emploi salarié, c’était la sécurité, un revenu régulier, l’accès facilité au crédit, une protection sociale complète, mais aussi l’appartenance à une communauté de collègues, un statut social.
Le modèle du salariat reste puissant en 2019, mais il se trouve aujourd’hui contesté. Certes, 90 % des actifs sont salariés, une proportion inégalée jusqu’à présent, mais cet ensemble s’est recomposé.
Les CDD, les CDI précaires (CDI intermittents ou de chantier), l’intérim, les contrats à temps partiel, la pluriactivité se développent. Seuls 45 % des 15-25 ans sont en CDI, contre 77 % dans les années 1980. L’externalisation et la sous-traitance continuent de croître.
Une désaffection accrue pour le CDI
Parallèlement, les jeunes générations n’envisagent plus le CDI dans une grande entreprise comme un accomplissement ultime. Beaucoup pratiquent désormais des années de césure à l’étranger, mêlant vacances et petits boulots. Quant à la carrière professionnelle elle-même, seuls 27 % des jeunes suivant des études supérieures recherchent la sécurité de l’emploi. 26 % sont peu attirés par le CDI et 30 % déclarent préférer travailler dans une start-up que dans une grande entreprise, selon un Sondage OpinionWay « Les jeunes et le travail ».
De nouvelles attentes au travail
Leur souhait premier : plus de flexibilité dans l’organisation de leur temps comme de leur espace de travail. Agilité, autonomie, confiance, voici quelques maîtres-mots de ces jeunes générations. Elles veulent pouvoir choisir quand elles travaillent, où elles travaillent, sur quels projets, avec quels outils, selon quelles modalités – ou du moins être impliquées dans les décisions.
Le lieu de travail, en particulier, concentre les critiques. Alors que la distance domicile – travail diminue, selon les statistiques, elle devient de plus en plus insupportable. Question de ressenti.
Plus globalement, ces nouveaux travailleurs redéfinissent la place du travail. On les dit cyniques et désengagés, mais l’analyse montre plutôt qu’ils ont des attentes différentes : le travail ne doit pas uniquement être une source de revenus, permettant de payer les factures et le prêt immobilier. Il doit aussi avoir un sens, être une source d’accomplissement personnel – ou au moins, ne pas entraver une vie personnelle riche et équilibrée.
L’entrepreneuriat, notamment micro, apparaît comme une solution idéale de ce point de vue. Le travailleur est « indépendant », il peut donc gérer son temps comme il le souhaite, en tenant compte de ses impératifs personnels (vie de famille, loisirs, passions). Il peut aussi, seul, faire ses preuves, montrer de quoi il est capable, ce dont il serait entravé dans le monde rigide de l’entreprise traditionnelle. 59 % des personnes qui se lancent le font afin d’être leur propre patron, 50 % pour s’épanouir ou réaliser un rêve – et seulement 32 % pour gagner plus d’argent.
On le voit, l’argent n’est donc pas la motivation première de ces entrepreneurs ; c’est sans doute heureux, car il n’est pas toujours au rendez-vous. Quant aux rêves de liberté des entrepreneurs, ils se heurtent parfois à une réalité douloureuse
Faire face aux désillusions et dérives du micro-entrepreneuriat
Les entrepreneurs, particulièrement les micro-entrepreneurs, affichent une très grande diversité. Pourtant, dans l’imaginaire populaire, ils restent souvent cantonnés à deux grandes figures :
- le jeune startupper millionnaire qui aurait eu « la » bonne idée au bon moment ;
- le jeune livreur à son compte, exploité par un système à la dérive.
L’une comme l’autre de ces figures s’avèrent évidemment marginales, mais elles illustrent bien les attentes et parfois les désillusions de ces nouveaux travailleurs.
Non, le monde de l’entrepreneuriat n’est pas un Eldorado
On l’a vu, le chiffre d’affaires moyen y reste largement inférieur au SMIC. Et les conditions de travail, souvent idéalisées, s’avèrent parfois décevantes.
Beaucoup de micro-entrepreneurs interviennent dans le secteur de l’économie « ubérisée », pour des plateformes de service qui les paient à la tâche, souvent très peu. Elles ne se chargent pas de leurs cotisations sociales et ne proposent pas de couverture particulière (mutuelle, prévoyance, assurance). Elles leur demandent souvent de fournir leur propre matériel de travail (voiture, vélo, ordinateur, etc.). Et leur interdisent parfois de travailler pour la concurrence.
Le travailleur « indépendant » se trouve dès lors assez dépendant de son client principal, avec lequel il n’a que peu de pouvoir de négociation. Il ne choisit pas réellement ses heures de travail, très nombreuses pour parvenir à un revenu suffisant. Les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle s’estompent. Il hésite à prendre des congés, synonymes de perte de revenu, mais aussi de perte de contact.
Les changements actuels ne se limitent pas à l’économie ubérisée. Ils sont globaux à l’économie collaborative : le consommateur d’un jour peut devenir producteur le lendemain, et inversement. Certains services sont échangés gratuitement, d’autres non. Un bon commentaire, un « like », peuvent avoir autant de valeur qu’un paiement en monnaie réelle… Les références traditionnelles en matière de travail et de rémunération se trouvent brouillées, rebattues.
Dans ce contexte, le cadre législatif s’adapte lentement
Le gigantesque système de protection sociale français, notamment son système de retraite, n’a pas été conçu pour des modes de travail aussi divers et changeant. Les contrôles et les règles s’appliquent difficilement aux nouveaux travailleurs, suscitant à la fois un mécontentement des secteurs traditionnels menacés par cette concurrence jugée déloyale, et des risques pour la santé de ces travailleurs comme des consommateurs.
Les réponses commencent toutefois à apparaître. On cherche à mieux encadrer les pratiques, et à mieux protéger les plus fragiles de ces nouveaux travailleurs indépendants. De premiers jugements ont été rendus en France, et feront désormais jurisprudence. En janvier 2019, le lien qui unissait un chauffeur à la plateforme Uber a été requalifié en contrat de travail au regard des éléments de subordination qu’il impliquait. Il en est allé de même pour une plateforme de livraison de repas et un livreur à vélo.
L’Organisation Internationale du Travail (OIT) elle-même a récemment mis en cause « le caractère fragmenté du travail dans différentes juridictions internationales », déplorant que « le travail est parfois mal rémunéré, souvent au-dessous du salaire minimum en vigueur, et aucun mécanisme officiel n’est en place pour lutter contre les traitements inéquitables ». Et elle en a appelé à une régularisation internationale de ces plateformes.
Enfin, des formations se créent pour aider les aspirants entrepreneurs à créer leur entreprise, conduire leur projet, et faire croître leur activité. Elles sont généralement éligibles au CPF (compte personnel de formation).
Il en va en fait de ce domaine comme de tous les secteurs innovants : un foisonnement initial, quelques dérives, et une régulation progressive. L’essentiel ici est que les nouvelles formes de travail indépendant entraînent dans leur évolution l’ensemble du monde du travail, y compris les entreprises dites traditionnelles.
Une nouvelle grille d’analyse pour un monde du travail en mutation
L’opposition entre salariat et entrepreneuriat est-elle vraiment pertinente, au fond ? Doit-elle être aussi binaire ? Les travailleurs ont-ils seulement le choix entre la liberté (mais la précarité) du statut d’indépendant et la sécurité (mais la faible autonomie) du statut de salarié ?
La notion de dignité dans le travail
Dans Le salariat, un modèle dépassé, les auteurs invitent à dépasser cette vision simpliste pour intégrer d’autres éléments à l’équation, tels que la dignité.
La dignité est entendue comme la capacité à se réaliser au travers de son travail, à développer son potentiel, à participer à un collectif créateur de lien social, au service d’une mission porteuse de sens. Cette dignité peut être trouvée à la fois dans le salariat et dans l’entrepreneuriat. La notion de « lien social » semble plus facile à développer dans l’entreprise, mais des systèmes de travail partagé et d’échanges se mettent en place pour créer du lien entre des travailleurs indépendants trop souvent isolés.
Des sécurités accrues pour les indépendants
Quid des deux autres valeurs (liberté et sécurité) ? Si l’on décide de dépasser le clivage traditionnel, peuvent-elles être communes à tous les statuts ? Prenons d’abord la sécurité. Elle est souvent vue comme l’apanage du salariat, mais des régulations se mettent progressivement en place pour les travailleurs indépendants. Le statut même de la microentreprise les oblige à verser des cotisations maladie et retraite, qui leur permettront d’accéder à ces régimes de protection le cas échéant. Des législations et jurisprudences tentent d’encadrer les pratiques.
Un développement continu de l’autonomie des salariés
Quant à l’autonomie, elle se développe de façon croissante dans les entreprises, même si elles l’avaient longtemps crainte.
Le télétravail, qui montait en puissance depuis une quinzaine d’années, est désormais inscrit dans la loi. Beaucoup d’entreprises le proposent, y compris de grandes administrations réputées plus rigides (Pôle emploi, Sécurité sociale).
Il permet de répondre à une demande croissante des salariés, pour des raisons d’équilibre vie privée / vie professionnelle, mais aussi pour réduire leurs déplacements. Très pragmatiquement, il permet aussi aux entreprises de résoudre une problématique croissante de locaux (et de parking).
Le secteur de la QVT (qualité de vie au travail) est en pleine explosion : publications, études, expertises, coaching, etc. L’entreprise est considérée comme un lieu de travail, mais aussi de vie. Elle s’intéresse davantage aux effets des conditions de travail sur les individus, mais aussi aux effets des conditions de vie personnelles sur le travail. Or l’articulation vie privée / vie professionnelle constituait un élément crucial dans le choix de beaucoup de devenir indépendants. L’entreprise tente surtout de répondre à la soif d’autonomie et de réalisation de soi de ses salariés. On parle beaucoup de la méthode agile, qui se développe y compris dans des secteurs très différents de l’informatique. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de participation accrue des salariés aux décisions : gouvernance plus participative, intéressement aux résultats, rôles managériaux revisités (plus accompagnateurs que supérieurs hiérarchiques), développement des coopératives, etc.
Certaines entreprises poussent même plus loin. Elles ont compris que les indépendants inspirent les salariés et modifient leurs aspirations ; mais aussi que, parfois, ils sont eux-mêmes aussi des salariés. Il faut donc réinventer les façons de travailler avec eux et chercher à retenir les talents les plus précieux, sous une forme ou sous une autre.
Des allers-retours accrus entre entrepreneuriat et salariat
Accueillir des ex-entrepreneurs dans l’entreprise traditionnelle
Les entreprises ont longtemps eu peur des candidats ex-entrepreneurs, qui avaient quitté le monde du salariat pour tenter l’aventure de la création d’entreprise.
On craignait qu’ils ne sachent plus s’adapter au cadre plus strict d’une entreprise, qu’ils acceptent moins bien de recevoir des ordres, qu’ils aient oublié comment fonctionner en équipe. On les imaginait trop touche-à-tout, éparpillés, incapables de se satisfaire d’une fonction limitée dans une organisation plus vaste. On voyait aussi leur retour vers le salarié comme synonyme d’échec de leur aventure entrepreneuriale.
Cette frilosité existe toujours chez beaucoup de recruteurs, mais les regards tendent à changer. De manière générale, les profils dits « atypiques » font moins peur, voire même intéressent, à condition de savoir les accueillir. Et ceux des ex-entrepreneurs particulièrement.
Premier avantage : ils ont fait l’expérience des responsabilités. Être son propre patron ne signifie pas seulement pouvoir travailler quand on veut et où l’on veut. Il faut tenir ses engagements auprès des clients, s’acquitter de ses taxes, effectuer toutes ses démarches administratives, rassurer sa banque, suivre ses fournisseurs, bref : comprendre l’ensemble des fonctions d’une entreprise. Si l’expérience a échoué, le candidat en a généralement tiré des enseignements précieux, et est beaucoup plus au clair sur ses attentes, ses modes de fonctionnement, ses limites. Une prise de conscience salutaire, que des salariés moins challengés n’auront pas toujours eu l’occasion de faire.
L’ex-entrepreneur est souvent, par définition, un être créatif et dynamique. Même si les procédures sont aujourd’hui simplifiées, il faut beaucoup de conviction, de courage et de travail pour oser sauter le pas et se mettre à son compte. Des qualités qui se valorisent bien au moment où les entreprises mettent en avant l’autonomisation et la responsabilisation des salariés.
Enfin, avantage non négligeable, un ex-entrepreneur sait parler à des entrepreneurs. Il peut constituer un atout au moment de tisser des liens avec des start-up ou des freelances.
Susciter la création d’entreprise
Quand elles ne recrutent pas des ex-entrepreneurs, les entreprises cherchent en effet de plus en plus à travailler avec eux de manière intégrée.
Beaucoup ont ainsi mis en place des incubateurs, où elles accueillent quelques start-up. L’objectif est ici d’assurer une veille en termes d’innovation, avec une réactivité plus grande que dans le cadre classique de l’entreprise. D’autres ont aussi mis en place des structures dédiées, parfois sous l’égide d’un CFO (Chief Freelance Officer), afin d’attirer, structurer et fidéliser une communauté de travailleurs non salariés mais fortement liés à l’entreprise.
Certaines vont même plus loin, en instaurant une forme d’entrepreneuriat interne : l’intrapreneuriat.
Tel est le cas d’Orange, la BNP, Saint-Gobain ou encore La Poste. Des candidats exposent leur projet, qui fait l’objet d’un processus de sélection, puis sont détachés dessus pendant plusieurs mois, avec un budget alloué. Si leur projet s’avère viable, il pourra être intégré à l’entreprise, sous la forme d’un programme ou même d’une filiale. Sinon, les salariés pourront tout simplement réintégrer leur poste initial. Sécurité et liberté, la formule semble séduire de plus en plus.
Quel monde du travail en 2030 ?
Retour vers le futur : une société d’indépendants ?
Le travail indépendant n’est pas nouveau. Il était même au cœur de la pensée libérale des origines.
Quand Adam Smith développe sa théorie du marché libre, au 17e siècle, elle est sous-tendue par une société de travailleurs indépendants ou de petites entreprises (moins de dix salariés). C’est cette structure qui garantit l’équilibre entre les différentes parties, mais aussi l’innovation et la vitalité du commerce. Des systèmes de sécurité étaient prévus pour protéger tous ces travailleurs indépendants face aux aléas de la vie. Ce modèle s’est trouvé à la fois conforté et bouleversé par la Révolution industrielle : elle lui a donné une dimension considérable, faisant exploser les échanges, les entreprises, mais aussi le salariat.
Certains pensent que nous vivons aujourd’hui une forme de « retour vers le futur », un retour à ce modèle des origines, basé sur des indépendants – mais avec toutes les évolutions technologiques modernes. Il est certain que nous vivons un changement de fond, mais sera-t-il aussi radical ?
Un changement de fond dans le rapport au travail
On a rappelé les éléments de contexte : la crise de 2008, la création du statut de micro-entrepreneur, l’évolution des technologies et l’émergence des plateformes. Tout cela a contribué à l’émergence des nouveaux travailleurs indépendants dont nous parlons ici.
Cependant, il ne s’agit pas seulement d’une évolution contextuelle : nous sommes là face à un changement profond, chez les jeunes générations mais pas seulement. Le travail change, les aspirations des travailleurs changent, la vie en entreprise change. Les habitudes de consommation elles aussi, changent. On recherche plus de sens dans son travail et plus de sens dans ce que l’on consomme aussi. Plus de liberté et de créativité dans sa vie privée, mais aussi dans sa vie professionnelle. Plus de personnalisation et plus de sociabilité, dans ses achats comme dans ses rapports avec ses collègues.
Ces tendances de fond ne devraient pas disparaître. Pour autant, le salariat non plus. Il représente toujours aujourd’hui 90 % de la force de travail en France et notre système social est largement basé dessus. Il ne devrait donc pas aisément être détrôné dans les dix années à venir.
Une hybridation des modes de travail
Ce que l’on pourrait constater en revanche, et que l’on constate d’ailleurs déjà, c’est une hybridation plus poussée encore qu’aujourd’hui :
- salariés devenant entrepreneurs, puis redevenant salariés ;
- salariés qui sont aussi, parallèlement, entrepreneurs ;
- intrapreneurs au sein des entreprises ;
- start-up ou freelances plus intégrés à la vie des entreprises ;
- etc.
Conclusion
Le travail indépendant n’a rien de nouveau, mais le statut de micro-entrepreneur, lancé il y a 10 ans, et les évolutions technologiques lui ont donné une dimension nouvelle. À tel point que certains anticipent la mort du salariat, au profit d’une société d’indépendants. 10 ans, c’est beaucoup, mais c’est très peu pour juger d’évolutions sociales et économiques de fond. En réalité, nous ne sommes encore qu’aux prémices d’un changement. Il n’y aura sans doute pas substitution d’un statut à un autre, mais une évolution parallèle et en profondeur des deux. Nous n’avons pas fini de nous y ajuster…